Un squelette de général échoue à réparer les relations franco-russes
The New York Times traduit en français une sélection de ses meilleurs articles. Retrouvez-les ici. LE BOURGET — L’idée était belle: le …
The New York Times traduit en français une sélection de ses meilleurs articles. Retrouvez-les ici.
LE BOURGET — L’idée était belle: le rapatriement en France de la dépouille d’un général de Napoléon mort au combat en Russie il y a 200 ans serait l’occasion de resserrer les liens diplomatiques entre les deux nations, depuis longtemps en froid.
Les restes du général Charles Étienne Gudin, tombé en 1812 lors de la campagne de Russie, seraient ramenés au pays en grande pompe. Emmanuel Macron recevrait son homologue russe Vladimir Poutine lors d’une cérémonie funéraire, et la hache de guerre serait ainsi symboliquement enterrée.
Au lieu de cela, c’est presque en catimini qu’a eu lieu le retour du général en France. Le 13 juillet, son cercueil a atterri à l’aéroport du Bourget à bord d’un jet privé affrété par un oligarque russe. S’en est suivie une modeste cérémonie tenue dans un hangar sans attrait, à côté d’un Concorde hors service. Aucun des deux chefs d’Etat n’était présent.
“Ce n’était pas le rapatriement originellement imaginé”, admet Hélène Carrère d’Encausse, historienne française spécialiste de la Russie.
Considéré au départ comme une occasion de mobiliser l’histoire à des fins diplomatiques, le projet a fini par couler en raison du refus de la France de souscrire aux politiques intérieure et étrangère de plus en plus dures de la Russie. Son échec éclaire la relation particulière qu’entretiennent les deux pays, façonnée par une histoire commune compliquée, des intermédiaires occultes et une diplomatie informelle.
Pour Mme Carrère d’Encausse, l’affaire Gudin est“révélatrice de la complexité, de la difficulté pour la France de cette relation franco-russe.”
Un proche de l’Empereur qui s’est distingué sur les champs de bataille et un proche de l’Empereur, le général Gudin est percuté par un boulet de canon le 19 août 1812 lors de la marche de l’armée française sur Smolensk, dans l’ouest de la Russie. Amputé de la jambe gauche, il meurt de gangrène trois jours plus tard.
On ne savait rien de l’emplacement de sa tombe jusqu’en 2019. Cette année-là, Pierre Malinowski, un Français passionné d’histoire, monte une équipe de recherche réunissant des archéologues des deux pays — avec le soutien explicite du Kremlin.
Ancien caporal d’armée et ex-assistant de Jean-Marie Le Pen, M. Malinowski, 34 ans, s’est attiré les bonnes grâces des autorités russes avec une série de projets archéologiques liant la France et la Russie.
En mai 2018, il comptait parmi les invités pour fêter le quatrième mandat de Vladimir Poutine. Quelques mois plus tard, il inaugurait à Moscou la Fondation pour le Développement des Initiatives Historiques Franco-Russes en présence du porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri S. Peskov. Elizaveta Peskova, fille de ce dernier, est Vice-présidente de la fondation. M. Peskov n’a pas souhaité être interviewé.
Aussi, quand au printemps 2019 M. Malinowski lance les recherches pour retrouver les restes du général, les diplomates français sont quelque peu sur leurs gardes.
“Quand l’affaire est arrivée devant nous, on s’est interrogé,” se souvient Sylvie Bermann, ambassadrice de France à Moscou de 2017 à 2019, notant que la Russie a longtemps promu des personnalités françaises d’extrême-droite servant ses intérêts.
En juillet 2019, l’équipe de M. Malinowski tombe sur un cercueil en bois pourri sous les fondations d’une boîte de nuit à Smolensk. Des tests ADN sur ses descendants confirmeront que le squelette unijambiste à l’intérieur est bien celui du général Gudin.
Pierre Malinowski se rappelle s’être agenouillé devant le cercueil et avoir murmuré: “Général Charles Étienne Gudin, comte de La Sablonnière, je vais te ramener chez toi.”
A Paris, la découverte ne passe pas inaperçue. Dès le mois d’août, Bruno Roger-Petit, conseiller mémoire d’Emmanuel Macron, convie M. Malinowski à l’Elysée pour évoquer la suite à donner à cette découverte.
“Je vais dans le bureau, il me dit: ‘Rassembler Macron et Poutine avec un général d’Empire, ça aurait de la gueule,’” raconte M. Malinowski. “Et là, c’est parti comme ça.”
Interrogé sur la question, M. Roger-Petit explique qu’il avait d’abord imaginé une cérémonie présidée par M. Macron et M. Poutine pour le bicentenaire de la mort de Napoléon, en mai dernier — le genre d’événement bilatéral, grandiose et symbolique auquel M. Poutine et un dirigeant occidental ont rarement été associés.
M. Macron en avait approuvé le principe, affirme M. Roger-Petit. Quelques jours plus tard, Mme Carrère d’Encausse, qui est également secrétaire perpétuel de l’Académie Française, adressait au président une lettre dans laquelle elle suggérait que le rapatriement pourrait être “une incarnation de la réconciliation” entre la France et la Russie.
La découverte des restes du général napoléonien tombait à point nommé pour le président français. Depuis son élection en 2017, il cherchait à réchauffer les relations avec la Russie et venait d’inviter M. Poutine à le rejoindre le 19 août dans sa résidence d’été de Brégançon.
Au dîner ce soir-là, les deux chefs d’état évoquent le général Gudin, d’après le témoignage de l’ancienne ambassadrice Sylvie Bermann. Cette dernière estime que “ça pouvait effectivement être une occasion de rapprochement.”
Pour Alexandre Orlov, l’ambassadeur russe à Paris jusqu’en 2017, le rapatriement était censé “nous rappeler qu’en dehors des différends qu’on a aujourd’hui, il y a d’autres choses qui nous rapprochent.”
On a vu d’autres projets de M. Malinowski s’aligner sur les intérêts du Kremlin. L’année dernière, il a organisé la réinhumation de soldats français tombés pendant la Guerre de Crimée de 1853-1856. Elle a eu lieu en Crimée, la péninsule ukrainienne annexée par la Russie en 2014, malgré l’opposition de la plupart des puissances occidentales.
“Nos projets sont à la fois culturels, historiques, diplomatiques et politiques,” explique Mme Peskova, vice-présidente de la fondation.
“On a l’air de marionnettes de Poutine, mais c’est pas fait exprès,” se défend-elle.
Au début de l’année 2020, le rapatriement du général Gudin semble aller bon train. La pandémie de coronavirus le menace d’un retard de quelques mois, mais M. Peskov déclare à plusieurs médias que le Kremlin approuvera le rapatriement si la France le demande.
La demande n’est jamais arrivée.
En août 2020, Alexeï Navalny, le principal opposant de Vladimir Poutine, est victime d’un empoisonnement, une opération qui se révèlera orchestrée par le Kremlin.
L’enthousiasme d’Emmanuel Macron à l’idée d’un rapprochement avec Vladimir Poutine se ternit considérablement. Le projet d’une cérémonie conjointe est reportée, les échanges diplomatiques cessent, et les discussions avec M. Malinowski se raréfient.
“On est rentré dans une phase de gel total,” soupire Christian Bourdeille, président de l’association Paris Napoléon 2021, qui a aidé à organiser la cérémonie.
“Gudin, vraiment, c’était le mot à ne pas prononcer,” ajoute-t-il. “Parce que tout le monde savait que c’était un objet extrêmement sensible.”
Début avril, un proche conseiller d’Emmanuel Macron envoie plusieurs messages à M. Malinowski pour l’avertir que le Ministère des Affaires étrangères bloque le retour de la dépouille et lui conseiller de s’en charger via une opération privéee.
“Ça permet de contourner les diplos,” lit-on dans l’un des messages consultés par le New York Times. “Il faut penser contournement.”
Mme Carrère d’Encausse et M. Orlov affirment que le Quai d’Orsay était sceptique dès le départ quant au rapprochement avec la Russie désiré par le président Macron.
Ayant perdu le soutien de la France, et alors que la Russie s’inquiète d’un éventuel incident diplomatique, M. Malinowski finit par trouver une astuce légale: il dépose une demande de rapatriement de la dépouille au nom d’Albéric d’Orléans, un descendant du général Gudin.
Le 13 juillet, une fois surmontés tous les obstacles administratifs et signés tous les documents légaux, le cercueil du général Gudin peut enfin quitter Moscou. Il voyagera à bord d’un jet privé appartenant à Andreï Kozitsyn, un oligarque russe qui a déjà financé plusieurs projets de M. Malinowski.
Au sein du gouvernement français, la bravade de M. Malinowski passe mal. Le cercueil ne devait initialement être accueilli qu’en petit comité privé.
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